BANQUEROUTE À LAVOUX (Vienne)

Publié le par Les Amis du Patrimoine Lavousien

1883, une auberge de la commune de Lavoux est brutalement fermée. Elle logeait des pensionnaires, carriers et tuiliers dont la demeure était établie dans des communes environnantes et qui venaient travailler au village. Nous sommes alors en pleine expansion du phénomène des carrières.
L'auberge était tenue par la famille Maillet, originaire de Saint-Savin et leurs 5 enfants. Le père exerçait deux métiers comme beaucoup de carrier à cette époque . Il était en effet, maître-carrier et aubergiste. Si nous nous référons au recensement de l’année 1881, son épouse née Sacristain était lingère, les deux fils aînés exerçaient comme leur père le métier de carrier, le fils de 13 ans « "cuisinier" , la fille de 12 ans  "épicière" et un autre fils âgé de 7 ans.

Que c’est-il passé pour provoquer une fermeture de cette auberge aussi soudaine ?

Le 14 juin 1883, François Maillet vend à réméré* à 5 ans, les biens immobiliers qu’il possèdent sur la commune de Lavoux à Gabriel Lamand, marchand de bois demeurant au Coudreau, Forêt de Moulière, commune de Liniers, biens composés :
 -1 : D’un corps de bâtiments occupés par des locataires composé de 4 chambres basses, chambres hautes avec cabinets, grenier sur le tout, cave sous une partie joignant au levant la route de Lavoux à Poitiers
- 2 : d'un autre groupe de bâtiments composé d’un cellier attenant à l’article 1 ci-dessus, deux écuries avec fenil, hangar derrière, four, fournil, buanderie et diverses petites servitudes à la suite
- 3 : d'une maison habitée par les vendeurs et séparée de l’article 1 par un porche, consistant en 4 chambres basses et 4 chambres hautes avec leurs cabinets, grenier dessus.
- 4 : d'une vigne de 40 ares et d'un jardin de 7 ares environ.
François Maillet déclare devant le notaire que les biens qu’il vend sont grevés de plusieurs hypothèques prises entre le 9 août 1877 et le 18 mars 1882 pour un montant total de 7510 francs. Le prix de vente de ces immeubles est fixé à 11 000 francs, Monsieur Lamand règle le jour de la vente 3490 francs.  La différence 7510 francs qui correspond au montant des hypothèques, Monsieur Lamand s’oblige à régler aux créanciers.

Clichés de la maison et de son porche prises en 2009 (fonds APL).
Clichés de la maison et de son porche prises en 2009 (fonds APL).

Clichés de la maison et de son porche prises en 2009 (fonds APL).

Cette même maison en 2022. (Cliché publié avec l'autorisation du propriétaire que nous remercions)

Cette même maison en 2022. (Cliché publié avec l'autorisation du propriétaire que nous remercions)

Cette maison a été également la propriété de la SARL "Pierre de Lavoux" comme indiqué sur cette borne de propriété. (1)

Cette maison a été également la propriété de la SARL "Pierre de Lavoux" comme indiqué sur cette borne de propriété. (1)

François Maillet met ensuite en vente ses meubles, vente qui lui rapportera 995 francs. Dans les jours qui suivent, il vend à Pierre Roy, son domestique tous les meubles lui restant moyennant un prix de 500 francs.
Dans les mêmes temps, François Maillet va émettre trois billets à ordre* pour un montant total de 1650 francs en échange de marchandises livrées. Un de ces billets portent la signature de son beau-frère Alphonse Sacristain. Billets qui s'avéreront être des faux.

Un des billets à ordre établi par François Maillet.

Un des billets à ordre établi par François Maillet.

François Maillet annonce alors à qui veut bien l’entendre qu’il va quitter Lavoux pour Bordeaux où il a trouvé « une belle position » par l’intermédiaire d’un de ses frères qui habite cette ville.  Le 17 septembre 1883 il quitte effectivement Lavoux avec sa femme et ses deux fils aînés Louis et Alphonse âgés de 19 et 17 ans, laissant à Lavoux, ses trois plus jeunes enfants, Paul, Mélanie et Jeanne,  âgés de 16, 14 et 9 ans. Ils  sont recueillis par leur oncle Alphonse Sacristain.

Malgré tous ces efforts François Maillet ne réussit pas à assainir sa situation financière. Le 25 septembre 1883 soit  8 jours après son départ de Lavoux il est déclaré « en faillite ». Les scellées sont apposés sur son domicile, le syndic désigné procède à un inventaire des lieux. Un bilan de sa situation financière est dressé.

N’ignorant pas le sort qui va lui être réservé, François Maillet écrit juste après son départ de Lavoux (document non daté) à Auguste Drault (2), juge d’instruction de l’arrondissement de Poitiers en espérant obtenir sa clémence :

" Je suis parti de Lavoux avec la famille ne pouvant plus me retirer de ce que je devais avec mon travail, je devais de l’argent à M. Lamand, marchand de bois et il me persécutait pour être payé… Il m’a proposé un réméré* sur ce que je possédais et il m’a refusé une obligation* car j’avais des hypothèques sur mes biens. Si je n’acceptais pas, il me poursuivrait pour ce que je lui devais sur le bois… Je me suis laissé gagner en acceptant le réméré* … Ne connaissant pas que cela pourrait me causer un si grand désagrément j’avais fait 3 billets … voyant l’échéance arriver je me suis vu forcé de faire une vente de ce que je n’avais pas besoin, sur cela M. Robin est arrivé qui m’a réclamé le paiement des valeurs que j’avais chez lui ou si non  il irait voir le procureur de la république… il me ferait tout le mal qu’il pourrait et me ferait mettre en prison. Pourtant Monsieur Drault je n’avais pas l’intention de ne rien faire perdre à personne et encombrer de peine et de misères et ne voyant pas la tête à débrouiller tout cela j’ai préféré partir. Moi père de cinq enfants ayez donc M. Drault la bonté et l’obligeance d’avoir égard à ma famille, je vous en serai une grande obligation. Prenez je vous prie tous les renseignements nécessaire sur ma conduite.
                                   Votre tout dévoué serviteur".

Cette démarche fut vaine, le 18 décembre 1883, Auguste Drault, juge d’instruction de Poitiers lance un mandat d’arrêt contre François Maillet inculpé de banqueroute.

Dans le village, les langues se délient, certains diront qu’il est parti à l’étranger.  Huissiers et gendarmes venus sur place ne pourront que constater sa fuite et malgré le nombre de personnes interrogées, aucune ne peut dire où il est allé.

L’enquête va se poursuivre un certain temps, de nombreux avis de recherche sont affichés, sur sa maison, sur la façade de la mairie de Lavoux. Il ne sera pas retrouvé.

Le 24 février 1885, il est jugé par contumace et condamné  pour s’être rendu coupable de "Banqueroute frauduleuse*, de faux en écriture privée et d’usage de faux à la peine de 10 ans de travaux forcés et aux frais et soumis pendant 10 ans à la surveillance de la haute police".

Sa condamnation fait l'objet d'une publication dans la presse du département :

L'Avenir de la Vienne du mardi 10 mars 1885. (ADV)

L'Avenir de la Vienne du mardi 10 mars 1885. (ADV)


À la date de sa condamnation aux bagnes en 1885 il s'agit de bagnes coloniaux. Michèle Laurent (2006, p.21) nous apprend que : "La loi du 30 mai 1854 institue le régime de la transportation pour les auteurs de crimes condamnés à la peine des travaux forcés. Des pénitenciers sont ouverts en Guyane, puis en Nouvelle-Calédonie. Entre 1852 et 1938, ils recevront près de 100 000 condamnés".
François Maillet, par sa fuite échappera au bagne. Ce qui ne fut pas le cas pour une autre lavousien, "Louis Thévenet. Âgé de 20 ans lors de sa condamnation, le 27 février 1829, aux travaux forcés à perpétuité pour tentative de meurtre de Jean Brisson, âgé de 8 ans. Envoyé au bagne de Rochefort, matricule 11597, il s'évade le 7 octobre, est repris le lendemain. Il décède à l'hôpital du bagne le 14 septembre 1840". (Michèle Laurent, 2006, p. 217)
La vie au bagne laisse peu de libre aux bagnards, cependant après le repas du soir ils disposent d'un peu de temps qu'ils occupent à diverses activités. "Certains fabriquaient de petits objets qu'ils vendaient aux visiteurs du bazar du bagne."
En mars 2013 notre association a accueilli à Lavoux, sur invitation de la VAPRVM, l'association intercommunale de Vienne et Moulière, deux intervenants venus nous parler,  Des souterrains de la Vienne par Jean-Claude Petit et Des bagnards par Michèle Laurent. Certains objets fabriqués par des bagnards étaient exposés. Nous avons  choisi de vous en montrer certains issus de la collection privée de Monique Bastière et publié dans l'article de Michèle Laurent (2006, p. 68) :

 

Objets fabriqués par des bagnars de Guyanne. (Clichés J.C. Cédelle)

Objets fabriqués par des bagnars de Guyanne. (Clichés J.C. Cédelle)

Glossaire :
Banqueroute frauduleuse : Faillite accompagnée de délits tel que la dissimulation des comptes ou d'une partie des actifs.
Billet à ordre : Document par lequel le tireur, dit aussi le souscripteur, se reconnaît débiteur du bénéficiaire auquel il promet de payer une certaine somme d'argent à un certain terme spécifiés sur le titre.
Obligation : Titre négociable représentant un prêt de capitaux et qui donne droit à des intérêts.
Vente à réméré : vente qui consiste pour le vendeur d'un bien immobilier à en céder la propriété à un tiers contre une somme d'argent, moyennant une possibilité de le racheter sur une durée déterminée allant de 6 mois à 5 ans.

Notes :
(1). Les écritures de cette borne située à proximité de la maison ne sont plus visibles. Elles sont dissimulées derrière un panneau apposé par un lavousien.
(2). Auguste Drault est le fils de Sylvain Drault, avocat et homme politique qui fait construire en 1840 le château de Coudavid sur la commune de Saint-Julien l'Ars (Vienne). Il est également propriétaire de la tuilerie de Coudavid. Au décès de Sylvain Drault, le château et la tuilerie deviennent la propriété d'Auguste Drault. (C. Popilus, 2016,p. 244)

Références:
  - ADV, Archives Départementales de la Vienne : 2 U 1725, Recensement de la commune de Lavoux.
  - Michèle Laurent, Les Bagnards de la Vienne. Le Pays Chauvinois, Bulletin n.44, 2006. Société de Recherches Archéologiques du pays Chauvinois.
  - Chantal Popilus, Les trois tuileries de Lavoux (Vienne) et leurs fours à chaux. Bulletin n.54, 2016. Société de Recherches Archéologiques du pays Chauvinois.

Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui n'ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes.
Antoine de Saint-Exupéry

Publié dans Les brèves d'histoire

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